Dans son roman (un peu) fourre-tout, entre conte, poésie, thriller, ultra référencé, « l’amour et les forêts », Eric Reinardt brosse avec justesse le portrait d’une femme en proie à la perversion de son mari.
Bénédicte Ombredanne, elle a un nom de tragédienne, prof de français agrégée, vit à Metz avec son mari et ses deux enfants. Elle contacte Eric Reinhardt (himself) afin de le féliciter pour son livre Cendrillon. Ils se rencontrent, à Paris, deux fois. Au Nemours, à côté de la Comédie Française ( !). Mariée à un cadre bancaire violent et complexé, elle confie à l’auteur le harcèlement dont elle est victime. De loin en loin, Eric Reinardt va suivre sa trajectoire de femme.
En clivage
Elle prend un amant, via Meetic, le temps d’une journée romantique (ou est-ce un fantasme pour échapper au quotidien ? ) « Elle était fière ce soir-là, les mains sur le volant, ailée et palpitante, de connaître enfin ce sentiment, d’apercevoir soudain la vraie fracture qui ordonnait le monde, et de se dire qu’elle figurait, chanceuse, parmi ceux, invisibles à l’œil nu, qui connaissent les vertiges d’une passion. » Mais refuse de prolonger ce bonheur. Par convention ? Prise dans l’engrenage de la relation toxique ?
Elle finit par avouer l’adultère « l’instant où elle avait amorcé ses aveux avait ouvert un territoire où elle s’était élancée à corps perdu avec une joyeuse sauvagerie, comme si au bout de cette ligne droite, elle savait qu’elle accéderait à une aurore pleine d’évidence, rose et légère, qui la verrait prendre ses affaires et ses enfants, sortir de sa maison et partir rejoindre Christian, affranchie, purifiée ».
En clivage « traumatisée par la violence qu’elle avait déployé, Bénédicte Ombredamme se sentait coupée de sa propre personne comme du monde extérieur », elle « se remit d’elle-même dans la routine familiale », elle vivra dans le souvenir de sa rencontre telle une Emma Bovary. Elle y songe « comme à une île sublime et odorante, charnelle, sonore, dont les splendeurs s’intensifiaient à mesure que les jours s’écoulaient, et que s’amenuisait la possibilité qu’elle puisse jamais les retrouver ».
Se restructurer par l’écriture
Ce n’est pas un roman sur les pervers narcissiques mais leur impitoyable mécanique est adroitement décrite « sa production plaintive et acharnée, inflationniste, infatigable, pendant des heures, pendant des heures, comme s’il voulait asphyxier son cerveau, le priver de toute lumière, l’amener à expulser la perle de son secret, par épuisement ». L’héroïne vit un enfer et se tait. Elle est humiliée dans sa condition de femme même « toi, tu n’es pas une femme, Bénédicte, je ne sais pas ce que tu es mais tu n’es pas une femme ». Cet homme a sur elle une emprise absolue. « il était parvenu à la rendre à ce point dépendante affectivement, de sa personne, qu’il pouvait par son comportement, de la manière la plus primaire, agir sur la psychologie et sur l’état mental et donc physique de Bénédicte, exactement comme s’il appuyait sur les boutons d’un tableau de bord incrusté dans sa poitrine ».
Bénédicte fait une tentative de suicide et se retrouve dans une maison de repos. Elle se restructure par l’écriture « en même temps qu’elle retrouvait la valeur essentielle d’une simple feuille de papier, la rayonnante valeur de sa personne se laissait de nouveau percevoir, sa saveur, ce par quoi elle se définissait comme un être distinct des autres, unique, indicible, estimable, au fond d’elle-même ». Elle s’attache aux « résidents de Sainte Blandine, de grands enfants qui assumaient gourmands et concentrés, méticuleux, très émouvants, leur processus de régression ». Au-delà de la persona, « tous avaient fait voler cette intime hypocrisie de soi en éclats, ils avaient eu le courage de se faire, de se laisser exploser de l’intérieur, de se mettre à nu face à eux – même ».
Somatisation à 100%
L’auteur apprend par hasard la mort de Bénédicte. Comme un enquêteur, il décide de provoquer un rendez-vous avec Marie-Claire, sa jumelle, qui focalise un temps le récit. S’ensuit, en creux, un deuxième portrait de femme.
Marie-Claire entretient avec sa sœur un rapport fusionnel (elle dit « ma jumelle ») en parlant d’elle. Elle est une figure maternante « vers la fin, à l’hôpital, elle m’a dit : c’est toi qui souffrira le plus quand je serai partie. Logique : je n’avais pas d’enfants, je n’avais qu’elle » qui reconnaît l’importance du contact physique dont sa Bénédicte a sans doute manqué « c’est un besoin d’être touché, un besoin vital. J’ai vu des femmes s’écrouler après un massage. Je leur masse longuement le corps, je sens qu’il se passe quelque chose de fort et juste après je les vois qui s’écroulent (…) comme si mes mains avaient fait remonter dans leur mémoire le souvenir qu’elles possédaient un corps et que sentir son corps est essentiel, que c’est dans le fond la plus belle chose qui soit ».
Elle évoque le caractère de sa sœur « Pour déjouer ses frayeurs, elle travaillait beaucoup » (…) Bénédicte avait besoin, pour vivre, d’être dépendante affectivement, moyennant quoi elle pouvait trouver la force d’être seule, voire solitaire, sauvage, au quotidien ». Caractère certainement corrélé à ses échecs sentimentaux à répétition. Elle décrit le cancer généralisé qui l’a tué « Bénédicte a toujours été en bonne santé, mais depuis qu’elle était mariée avec cet hommes, elle n’arrêtait pas d’enchaîner les maladies (…) La dureté de ce que ma jumelle devait supporter de son mari la faisait somatiser par des maladies graves (…) Son mari était dans le déni complet. Il disait que c’était de la pure comédie ». Un roman qui se pénètre (et se traverse) comme une forêt (pas vierge du tout).