Je suis tombée par hasard sur Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais que j’avais vu à sa sortie en 1980 (je ne suis plus toute jeune). Dès l’amorce, une voix-off résume les caractéristiques des 3 personnages principaux déterminés par leurs milieux. Volontairement typés : l’un, Jean Legall (Roger Pierre, à contre-emploi) est Breton, issu d’une famille cultivée, l’autre, Jeannine Garnier, (magnifique Nicole Garcia) d’une famille d’ouvriers parisiens, l’autre, enfin, René Ragueneau (Gérard Depardieu), d’une famille de paysans du Maine et Loire.
Ce film choral et novateur pour l’époque, tant dans le thème que dans le style, mêle adroitement fiction et documentaire et met en exergue les travaux d’Henri Laborit (rats à l’appui) qui joue son propre rôle. Le réalisateur excelle dans la créativité et les mises en abyme, incorporant même des plans de films avec Danielle Darrieux, Jean Marais et Jean Gabin pour signifier l’identification des personnages à leurs idoles. En creux, on peut lire un portrait socio-culturel de la France au début des années 80.
Assurer la survie
Le découpage semble suivre les méandres du cerveau car du cerveau il en est beaucoup question. Extraits : « Remarquez que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol, à l’endroit où elles se trouvent. Et grâce à l’énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans le sol en leur propre matière vivante. (…) Les animaux, eux, donc l’homme qui est un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu’en consommant cette énergie solaire qui a donc déjà été transformée par les plantes. Et ça, ça exige de se déplacer. Ils sont forcés d’agir à l’intérieur d’un espace(…) Pour se déplacer dans un espace, il faut un système nerveux. Et ce système nerveux va agir, va permettre d’agir, sur l’environnement et dans l’environnement. Et toujours pour la même raison : pour assurer la survie. Si l’action est efficace, il va en résulter une sensation de plaisir. Ainsi, une pulsion pousse les êtres vivants à maintenir leur équilibre biologique, leur structure vivante, à se maintenir en vie. Et cette pulsion va s’exprimer dans les quatre comportements de base : consommation qui correspond à un besoin fondamental : boire, manger, copuler ; un comportement de fuite ; un comportement de lutte ; un comportement d’inhibition.
Un être vivant est une mémoire qui agit
(…)Le premier cerveau déclenche les comportements de survie immédiate sans quoi l’animal ne pourrait pas survivre : Boire, manger pour maintenir sa structure, et copuler pour se reproduire. Et puis, dès qu’on arrive aux mammifères, un second cerveau s’ajoute au premier. « Et d’habitude on dit, avec MacLean que c’est le cerveau de l’affectivité. Je préfère dire que c’est le cerveau de la mémoire. Sans mémoire de ce qui est agréable, de ce qui est désagréable, il n’est pas question d’être heureux, triste, angoissé ; il n’est pas question d’être en colère ou d’être amoureux. On pourrait presque dire qu’un être vivant est une mémoire qui agit.
Enfin, un troisième cerveau s’ajoute aux deux autres : c’est le cortex cérébral. Chez l’homme, il a pris un développement considérable. Il associe les voies nerveuses et qui ont gardé la trace des expériences passées ; il les associe d’une façon différente de celles où elles ont été impressionnées par l’environnement au moment même de l’expérience. C’est-à-dire qu’il va pouvoir créer, réaliser un processus imaginaire. Dans le cerveau de l’homme, ces trois cerveaux superposés existent toujours. Nos pulsions sont toujours celles très primitives du cerveau reptilien (le fameux crocodile désormais à la mode).
Ces trois étages du cerveau devront fonctionner ensemble. Et, pour ce faire, ils vont être reliés par des faisceaux : le faisceau de la récompense, celui de la punition (va déboucher sur la fuite et la lutte) et celui qui va aboutir à l’inhibition de l’action.. Par exemple, la caresse d’une mère à son enfant, la décoration qui va flatter le narcissisme d’un guerrier, les applaudissements qui vont accompagner la tirade d’un acteur, et bien tout cela libère des substances chimiques dans le faisceau de la récompense et aboutira au plaisir de celui qui en est l’objet.
(…) J’ai parlé de la mémoire. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que, au début de l’existence, le cerveau est encore, disons, immature. Donc, dans les deux ou trois premières années de la vie d’un homme, l’expérience qu’il aura du milieu qui l’entoure sera indélébile et constituera quelque chose de considérable pour l’évolution de son comportement dans toute son existence. Et finalement, nous devons nous rendre compte que ce qui pénètre dans notre système nerveux depuis la naissance, et peut-être avant in utero, les stimulus qui vont pénétrer dans notre système nerveux nous viennent essentiellement des autres ; et que nous ne sommes que les autres. Quand nous mourons, c’est les autres que nous avons intériorisés dans notre système nerveux, qui nous ont construits, qui ont construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir.
L’inconscient comme une mer profonde
Ainsi nos trois cerveaux sont là. Les deux premiers fonctionnent de façon inconsciente. Nous ne savons pas ce qu’ils nous font faire : pulsions, automatismes culturels. Et le troisième nous fournit un langage explicatif qui donne toujours une excuse, un alibi, au fonctionnement inconscient des deux premiers. Je crois qu’il faut se représenter l’inconscient comme une mer profonde et ce que nous appelons le conscient, comme l’écume qui naît, qui disparaît, renaît à la crête des vagues. C’est la partie très très superficielle de cet océan qui est écorché par le vent (…).
Cette situation dans laquelle un individu peut se trouver d’inhibition dans son action, si elle se prolonge, commande à toute la pathologie. Les perturbations biologiques qui l’accompagnent vont déchaîner aussi bien l’apparition de maladies infectieuses que tous les comportements de ce qu’on appelle les maladies mentales. Quand son agressivité ne peut plus s’exprimer sur les autres, elle peut encore s’exprimer sur lui-même de deux façons. Il somatisera. C’est-à-dire qu’il dirigera son agressivité sur son estomac ; il y fera un trou, un ulcère d’estomac. Sur son cœur et ses vaisseaux il fera une hypertension artérielle. Quelquefois même des lésions aiguës qui aboutissent aux maladies cardiaques brutales : des infarctus, des hémorragies cérébrales ; ou des urticaires ou des crises d’asthme. Il pourra aussi orienter son agressivité contre lui-même d’une façon encore plus efficace : il peut se suicider. Et, quand on ne peut pas être agressif envers les autres, on peut, par le suicide, être agressif encore par rapport à soi.
Un bric à brac de jugements de valeurs
(…) L’inconscient constitue un instrument redoutable non pas tellement par son contenu refoulé, refoulé parce que trop douloureux à exprimer, car il serait « puni » par la socioculture, mais, par tout ce qui est, au contraire, autorisé et quelquefois même « récompensé » par cette socioculture, et qui a été placé dans son cerveau depuis sa naissance. Il n’a pas conscience que c’est là, et pourtant c’est ce qui guide ses actes. C’est cet inconscient-là, qui n’est pas l’inconscient freudien, qui est le plus dangereux. En effet, ce qu’on appelle la personnalité d’un homme, d’un individu, se bâtit sur un bric-à-brac de jugement de valeurs, de préjugés, de lieux communs qu’il traîne et qui, à mesure que son âge avance, deviennent de plus en plus rigide et qui sont de moins en moins remis en question. Et quand une seule pierre de cet édifice est enlevée tout l’édifice s’écroule. Il découvre l’angoisse. Et cette angoisse ne reculera ni devant le meurtre pour l’individu, ni devant le génocide ou la guerre pour les groupes sociaux pour s’exprimer..
(…) Tant que l’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on n’aura pas dit que, jusqu’ici, ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change. ».
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