Confinement : la crainte de l’effondrement

Depuis le 16 mars, nous sommes « confinés ». Au début, comme vous, peut-être, j’étais abasourdie. Je n’arrivais plus à penser. J’entendais les sirènes des ambulances et ne discernais pas le chant des oiseaux. J’osais à peine faire deux pas dans ma rue momifiée. Sans odeur. Carnavalesque : J’ai croisé des voisins masqués. Défigurés. J’ai changé de trottoir, comme eux. L’enfer, c’est les autres, soudain. Etranges mes mains parcheminées. Puis, j’ai repéré le printemps, anachronique, saugrenu, paradoxal, les premières fleurs sur mon balcon. J’ai  instauré de nouvelles habitudes. Apprendre à vivre au jour le jour, essayant de conjuguer Eros et Thanatos. M’adapter à ce temps suspendu. Me parfumer tous les matins. S’en sortir sans sortir.

Pour nous tous, bizarrement sous cloche, le quotidien se réinvente et vient questionner notre rapport au célibat, à la famille, au couple. La catastrophe fait vaciller nos certitudes. Si elle est, disent certains, nécessaire à un nouvel équilibre (le mot grec « krisis »signifie décision), elle  représente une véritable épreuve individuelle et collective. Nos valeurs d’autonomie, de liberté, nos fantasmes de toute puissance, l’illusion de l’immortalité sont égratignés. La société de consommation a du plomb dans l’aile.

Les émotions exacerbées

Parce que nous n’avons plus le contrôle sur nos vies, les émotions nous envahissent. Sartre disait « Jamais nous n’avons été aussi libre que sous l’occupation ». Une provocation existentialiste pour démontrer que plus nous sommes dans la contrainte, plus nous pouvons être acteur de notre présent. Effectivement, nous avons le choix entre passer notre journée sous la couette et accepter la réalité. « je suis dans l’impossibilité de changer les choses, autant profiter des petits plaisirs de la vie » exprime Nadia. Ecouter battre son cœur, contempler le ciel, papoter au téléphone, prendre soin de ses proches….adopter une attitude gestaltiste.

Le droit de ne pas éprouver de désir

D’autres, au contraire, se résignent et s’érigent en victimes. Lionel est dans la plainte « je ne veux pas être confiné » mais cette posture est sa posture habituelle, un schéma qu’il  reproduit sans cesse. Il en tire certainement un bénéfice secondaire. Son inconscient lui joue des tours. Et nous ne lui lançons pas la pierre ! L’injonction à la zénitude est très culpabilisante. Oui, nous avons le droit d’être en rage, de ne pas éprouver de désir, de ne pas avoir l’énergie de ranger nos placards, de se cultiver via des MOOC, de faire du yoga grâce à  youtube ou des apéros virtuels.

Les phases du deuil

Nous passons par toutes les phases du deuil, selon notre propre histoire et mettons en place des mécanismes de défense. Ne jugeons pas l’autre, à chacun son rythme.

En caricaturant : en phase de révélation/annonce, Frédéric abasourdi se replie instantanément sur son passé, revoit sa vie défiler et rejette sa nouvelle compagne. L’amalgame est intéressant : elle représente l’avenir devenu chaotique, elle incarne soudain le danger. En phase de déni, il met à distance la crise. « Ce n’est pas plus dangereux que la grippe », « Les medias amplifient ». En phase de résistance, il pousse son coup de gueule contre la mondialisation et la gestion du Gouvernement « Tous nos masques sont fabriqués en Chine », « Ce n’est pas juste », « On nous cache quelque chose ». En phase de décompensation/décompression, la déprime, la fatigue, l’envie de dormir,  de manger, la perte de sens, les troubles de la concentration  le submergent. En phase d’acceptation puis de décision, il crée des rites afin d’avoir l’impression de maîtriser la situation. Enfin, en phase d’intégration/intériorisation, la crise peut favoriser l’introspection.

Nos peurs

Nous ne savons pas jusqu’à quand le cauchemar va durer et qui va être « touché ». Face à ces incertitudes, il est normal d’avoir peur.Et si je n’ai pas de peur c’est qu’une partie de moi est encore dans le déni-. La maladie, le décès s’immiscent dans notre réalité. Dans notre civilisation, le silence, la lenteur, le « rien faire » connotent la mort, alors que le lien social, le mouvement, le bruit sont du côté de la vie.

Se punir

Des personnes perdent un parent à l’hôpital et ne peuvent assister à leur enterrement, lui offrir une cérémonie décente. Boris Cyrulnik explique « Il y aura des culpabilités, pas toujours conscientes, avec des comportements d’auto – punition : rater un examen, rater un rendez-vous important… On n’a pas le droit d’être heureux quand on a laissé nos parents mourir tout seuls, on s’abîme nous-mêmes, on se punit. »

Nos blessures enfouies

Exactement comme lors des attentats, le confinement peut réveiller d’autres peurs, d’autres tramas ou blessures enfouis. Il est important de se demander « De quoi j’ai vraiment peur ? » et de mettre des mots dessus. Il y aura beaucoup de stress post-traumatique à la « sortie ».

La première semaine, Clarisse née prématurément me disait se sentir « comme dans une couveuse ». Clara a revécu en boucle son hospitalisation pour asthme quand elle était enfant. Thibaut a retrouvé le même état de sidération que lorsque son médecin lui a annoncé qu’il avait la maladie de Parkinson. Thomas, enfin, a eu des troubles digestifs invalidants comme avant de rentrer à l’école maternelle. Notre corps se souvient ! Erica, enceinte de 8 mois, se demande «  Comment mettre au monde dans ce monde ? » Et Léa, infirmière, craint de contaminer ses propres enfants.

A ses peurs sanitaires s’ajoutent les peurs de l’enfermement. Les parcs, les écoles, les théâtres, les cinés, les plages, les bureaux sont fermés et l’humain confiné. Les phobies, les boulimies, les anorexies, les insomnies sont au paroxysme. Panique chez les claustrophobes « je ne supporte pas les petits espaces » et les hypocondriaques « je vais être touché ». Peur du manque de liens aussi qui peut avoir des effets néfastes sur la santé : baisse du système immunitaire, hypertension…

La tristesse

Peur de manquer d’argent, de perdre notre emploi, d’être inutile. L’absence d’activité lucrative peut générer beaucoup de tristesse En outre, l’oisiveté accélère les ruminations. Vivre cette période en télé travail, en contact avec ses collègues, avec des journées structurées et donc structurantes, aide à « passer » le temps, à continuer « comme si de rien n’était ». En clivage.

Je constate cependant que certains patients qui se sentaient décalés, marginaux parce que sans emploi ou en dépression, retrouve une certaine légitimité. « je suis comme toute le monde » ou « le monde vit ma réalité ».Sarah, hypersensible, se sent plus sereine, loin du regard des autres, de leurs sentiments, de leur énergie. Elle se ressource plus facilement, moins épuisée par le « faux self ».  

La colère

Un sentiment d’injustice (particulièrement chez les hypersensibles) peut engendrer la colère. Ce sale virus s’attaque aux plus faibles, aux plus vieux. Colère aussi car il exacerbe les inégalités sociales. Nous ne sommes pas égaux devant le confinement. Il est plus facile d’être dans une grande maison auprès de parents cultivés et stimulants que dans une chambre d’étudiants ou un HLM. Certains sortent travailler (en général, les moins payés, femmes de ménage, livreurs, infirmières…), alors que d’autres bossent chez eux, à l’abri du danger, et recevront leur confortable salaire à la fin du mois. Sans compter les drames domestiques qui, dans cette promiscuité subie, se multiplient, et la crainte des émeutes qui couvent en banlieue. Colère contre le double langage des discours officiels (le masque n’est pas nécessaire mais il est indispensable, il faut se confiner pour ne pas choper le virus mais se déconfiner pour le choper et être immunisé…),  l’impuissance de l’Etat (du père ?), les querelles de clochers entre scientifiques. Cela participe du doute et alimente les croyances. « A qui profite le crime ? » s’interrogent les plus « complotistes ». L’insécurité est à son comble.

L’espoir

« Et pour dire simplement ce qu’on apprendra au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser » écrivait Camus.  Pour combler l’injustice, pour créer du lien, les propositions de bénévolat voient le jour, une nouvelle solidarité (éphémère ?) semble se dessiner. L’espérance en un  monde meilleur ? « Après chaque catastrophe, il y a un changement de culture », promet Boris Cyrulnik,  la vie reprend, mais pas comme avant. Et on voit une hiérarchie des valeurs sociales complètement métamorphosée. Les politiciens vont nous dire : on peut repartir comme avant. Mais si on repart comme avant, on va remettre en place les mêmes conditions que celles qui ont mené à la catastrophe ». Irons-nous vers la décroissance, le respect de la planète, un nouvel humanisme ? Ou, au contraire, vers la régression sociale, le totalitarisme,  comme le laisse entendre certains discours ambiants ?

 Que ma joie demeure

Il y a une différence entre l’isolement, violence d’être séparé, coupé, et la solitude  qui permet parfois de cheminer en soi-même, de renouer avec l’authenticité, de discriminer ce qui est important ou pas pour nous, de « gérer » nos priorités, de nous interroger sur nos vraies valeurs.

Si  cette période pouvait nous permettre d’accueillir notre vulnérabilité qui n’est nullement de la faiblesse ! Saluons nos fragilités qui signifient que nous sommes humains. Acceptons notre part de tendresse et d’empathie, félicitons-nous pour notre faculté d’adaptation, notre résilience.

Si dans ce désarroi,  nous apprenions à goûter cette expérience méditative à la frontière entre le monde intérieur et le monde extérieur ? Peut-être est-ce l’occasion de se confronter au manque, au vide ?  De se rapprocher du Soi ?  De retrouver une posture d’humilité ? De mettre en exergue nos ressources et de nous confronter à notre Ombre ?  De renouer avec la joie, émotion qui peut surgir même dans l’adversité. Et qui n’a rien à voir avec le bonheur, concept souvent galvaudé par les gourous du Marketing et du développement personnel.

Note: les prénoms utilisés sont fictifs. Je ne révèle jamais l’identité de mes patients