Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux poursuit son travail d’auto – fiction. C’est le récit de son été 58, où, en colonie de vacances, elle vit une expérience amoureuse désastreuse. Un traumatisme qui va la hanter pendant toute sa vie.
« A dix-sept ans, je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon toute une nuit. Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l’événement, ne pas en revenir. Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit », écrivait Annie Ernaux dans L’Usage de la photo (2005).
Et dans plusieurs de ces ouvrages, pourtant très intimes, presque impudiques, elle fait allusion à cette nuit-là, sans oser rentrer dans les détails. Avec « Mémoire de fille », c’est chose faite.
J’ai voulu l’oublier aussi, cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. Toujours des phrases dans mon journal, des allusions à “la fille de S”, “la fille de 58”. Depuis vingt ans, je note « 58 » dans mes projets de livres. C’est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable.
La mémoire du corps
Mais qu’est-il arrivé, au fait ? Annie a décroché une place de monitrice dans une colonie. Elle va faire la rencontre de H, «grand, blond, baraqué, un peu de ventre ». Et se retrouve dans son lit. Vite délaissée, naïve, « étrangère à tout sentiment de dignité », elle va passer de bras en bras, méprisée, moquée par les autres.
Annie Ernaux parle de la mémoire du corps, intacte (la sexualité, la boulimie, l’absence de règles) « je m’aperçois que ce récit est contenu entre deux bornes temporelles liées à la nourriture et au sang, les bornes du corps ». Elle parle aussi de la honte – des origines sociales, de la violence familiale -. De la « honte de fille » surtout. « La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte » (…) Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. »
Sa « mémoire de la honte » abolie l’espace et le temps, garde intacte les noms, les détails physiques, les moindres réflexions, les vexations. Une mémoire de la honte à deux niveaux,
d’ailleurs : l’étymologie du mot « honte » évoque la timidité, la retenue, la pudeur qui préservent justement de la deuxième acceptation du mot: le mépris, les railleries dont est victime la jeune fille.
Elle plonge dans l’archaïque
L’auteur se revoit à 18 ans « gauche et empruntée, voire mal embouchée, souvent dans une grande insécurité de langage et de manières » et désire « Ressusciter cette ignorance absolue et cette attente » dans laquelle elle se tient en cet été de ses 18 ans, où elle décide que lui sera révélé « le grand secret chuchoté depuis l’enfance mais qui n’est alors ni décrit ni montré nulle part […], cet acte mystérieux qui introduit au banquet de la vie, à l’essentiel. »
Elle plonge,comme en analyse, dans l’archaïque, une scène vieille de 60 ans, afin de retrouver toutes les sensations, émotions et s’en libérer ? Retrouver grâce à l’écriture « les plus grandes chances de saisir les bribes de [son] discours intérieur d’alors, et l’absence de signification de ce qui arrive ».
Son récit est un va et vient entre l’été 1958 et le présent. Une façon de réinstaller de la distance et être en état de « saisir et comprendre le comportement de cette fille, Annie D., son bonheur et sa souffrance ». En état de comprendre « la portée démesurée de la perte de la virginité », la soumission « à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu subir », le mépris des autres moniteurs envers elle: «Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui ¬jeter la pierre (….) Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ».
Une somme d’expériences
Comme dans tous ses bouquins, « l’écrivaine » explore « la valeur collective du « je » autobiographique » : elle parle d’elle pour tendre au lecteur un miroir (le stade du miroir ?) dans lequel il peut se reconnaître. « Je me considère très peu comme un être unique, […] mais comme une somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent) » a-t-elle déclaré.